absolution

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L'invisible

Dans cette Médiathèque, je récupère toutes les tâches pénibles que ma collègue n'a pas envie de faire.

La plupart du temps ça me convient, car il faut que je me forme et deux elle a plus d'ancienneté donc c'est un peu normal il me semble.

Dans cette optique, j'ai récupéré l'acquisition des cds en musiques actuelles (rock, rap, électro) (ce qui me plaît énormément) et l'acquisition de romans en fantasy et science-fiction (ce qui est plus compliqué car ce n'est pas spécialement ma tasse de thé).

Bon il se trouve qu'en juin j'ai participé sur le forum Leuch à un swap bouquins et que je devais envoyer un colis à une fan de fantasy. J'ai donc utilisé mes recherches de swap pour la Médiathèque, hop d'une pierre deux coups.

J'ai fait d'ailleurs assez classique car j'ai mis sur la liste des acquisitions les romans qui avaient été primés des différents prix en fantasy et science-fiction (en fait c'est la folie de la fantasy dans l'édition). J'ai quand même lu des avis de lecteurs lambdas (= Babelio) et les résumés des livres et sélectionné ceux qui me semblaient les plus intéressants.

 

J'ai donc mis sur la liste ce roman, Alif, qui a reçu un grand prix anglophone. Le contenu me semblait d'ailleurs super intéressant : un hacker dans un pays du Golfe Persique qui allait devoir se battre avec des djinns et des références aux Mille et Une Nuits.

Quand on l'a reçu et que ma collègue l'a entré dans l'ordinateur, elle m'a dit d'un air complètement affolé :

- Sanna, je crois que tu t'es trompée en achetant cet ouvrage, les critiques sont mauvaises et il a été écrit par UNE FEMME VOILEE. Bon lis-le car il ne sortira jamais "tout seul", tu as intérêt à préparer un argumentaire en béton.

 

Ma collègue est féministe et catholique (non je ne suis pas seule dans ce vaste monde) et elle a un gros problème avec le voile. Moi je m'en fiche complètement, sur certains aspects je comprends même POURQUOI on peut avoir envie de le porter.

D'autant plus que l'auteure est CERTES d'origine américaine et convertie à l'islam MAIS après avoir fait des études sur l'histoire du peuple arabe donc en sachant a priori un minimum ce à quoi elle se convertissait.

 

J'ai donc commencé à lire Alif en fin de semaine dernière. Je l'ai terminé en trois jours. C'est une de mes meilleures lectures de l'année.

Alors dans les points négatifs, je dirais qu'il faut qu'on le change de rayonnage et qu'on aille le mettre dans celui des grands ados parce que l'écriture est un parfois peu simplette.

Sinon c'est admirable ce qu'a réussi cette femme avec ce roman. Elle a réussi à créer un univers imaginaire où on est pourtant complètement immergés dans le monde arabe, j'avais l'impression d'être de retour dans Jérusalem (c'est la seule ville arabe que j'ai jamais visitée). Et les passages sur la religion sont extrêmement justes, à plein de moments je me suis vraiment reconnue dans ce jeune musulman qui affermit sa foi (ce qui était d'autant plus touchant). Quant aux personnages féminins, ils sont super intéressants, car elles portent toutes le voile CERTES mais chacune pour des raisons différentes et ça permet vraiment d'approcher la question du point de vue des gens concernés. Il y a même une scène magnifique où le personnage secondaire protège le héros avec son voile.

 

BON TOUT CA pour vous introduire l'extrait suivant. Qui m'a littéralement bouleversée car il résume tellement bien ce que j'ai découvert cette année du "combat spirituel".

(le personnage est en prison où il est torturé psychologiquement en étant laissé seul et nu dans le noir avec des repas servis à des horaires irréguliers)

 

Le son qui le réveilla était difficile à identifier. Il pense d'abord à de la vapeur s'échappant de quelque part, peut-être d'un orifice ou d'un conduit caché dans le plafond. Il eut, un instant, peur qu'ils ne le gazent. Mais le son était syncopé, irréguier, il s'interrompait à intervalles organiques, et, après une écoute prolongée, il comprit, horrifié, ce qu'il était précisément en train d'entendre.

C'était un rire.

(...)

- Qui es-tu ?

La voix d'Alif se brisa sur la dernière syllabe. Il y eut un mouvement dans la pièce, le bruit sec d'un tissu que l'on traînait sur le sol.

- Tu ne me reconnais pas ? - la voix se fit plus proche. Après tout ce que nous avons construit ensemble, Alif.

(...)

Le rire reprit. Alif se boucha les oreilles.

- Tu n'es pas réelle, dit-il. Je t'ai inventée pour m'aider à terminer le code - tu es un fantasme, tu es dans ma tête.

- Je suis très réelle, dit la voix de l'intérieur du crâne d'Alif. Et je suis aussi dans ta tête.

(...)

Il lança ses bras dans le vide. Ses mains rencontrèrent du tissu, des cloches frissonnantes et quelque chose d'affreux, de visqueux comme de la vase. Il poussa un cri et se démena de plus belle pour repousser au loin, dans le noir, la chose gluante. Il eut l'idée soudaine de réciter la chahada. La chose lâcha un cri suraigu. Encouragé, Alif se mit à vociférer chaque verset saint talismanique qu'il connaissait, affirmant l'unicité de Dieu, Sa nature indivise, la perfidie de Satan.

(...)

Elle - cette chose, sa nature première de chose, inventée mais éternelle - rôdait aux confins de sa perception comme un prédateur en éveil, attendant que sa proie s'épuise. D'elle, il avait particulièremet peur, sachant maintenant avec certitude ce qu'elle était vraiment, et quand il s'en souvenait, tant qu'il s'en souvenait, il récitait des versets saints à voix basse. Il se faisait l'effet d'un charlatan, conscient que la chose percevait l'indifférence de sa foi. A mesure que déclinait son soi verbal, il sentait la chose se rapprocher, sa présence fétide s'étendre et gagner sur sa santé mentale.

(...)

- Des os, des os, de la bile, des os, enfermé, loin de tout, pour crever seul, grinça la chose.

- Je suis vivant, dit Alif. Et je sais que tu es vraiment.

- Je suis moi. Achève-toi rapidement, proprement.

- Je n'ai pas l'intention de mourir.

Le rire siffla, fusa et rebondit sur les murs invisibles de la pièce comme s'il n'avait pas d'origine précise.

- Tu es un idiot, dit la chose qui n'était pas Farrukhnaz. Tu es déjà en train de mourir. Il n'y a personne ici pour faire l'éloge de ton courage ou pour assister à ton sacrifice. Ta mort passera inaperçue, elle restera invisible. Allons, un peu de fierté, décide toi-même d'en finir.

(...)

- Sois raisonnable. La seule façon de sortir de cette pièce, c'est par moi.

- Alors, j'y resterai jusqu'à ce que je ne sois plus qu'un abject résidu boueux sur le sol. J'en ai marre de t'écouter.

- Quelque part en toi, il y a encore l'espoir de trouver un moyen, l'espoir que la porte s'ouvre et que tu sortes libre en corps et en conscience. Voilà ce que tu dois anéantir si tu veux vraiment survivre.

Alif sentit son coeur s'emporter avec le déferlement d'un nouveau frisson de colère.

- Non, non, c'est la seule chose que je veuille encore.

La pièce devint plus froide.

- A ton aise.

Il tendit intensément l'oreille quelques minutes encore, guettant le bruit renouvelé du rire ou la rixe feutrée de leurs pieds. Mais la pièce paraissait absolument vide.



29/07/2014
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